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Littérature japonaise - Page 7

  • Une dame de la cour

    De la cour impériale du Japon au début du XIe siècle, Sei Shônagon, la dame d’honneur de la princesse Sadako, nous a laissé ses Notes de chevet, écrits intimes rédigés « à l’abri des regards » et non destinés à la publication. Dans cet âge d’or de la littérature nippone, cette descendante d’une famille de lettrés est la seule qui tienne le parallèle avec Murasaki Shikibu et son célèbre Roman de Genji 

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    Sei Shônagon par Otsuka
    http://www.hisashiotsuka.com/hisashi_otsuka_22845.htm

    D’abord intitulées Le Livre de Sei Shônagon (son surnom de dame du palais), ces Notes de chevet (traduites par André Beaujard) ne suivent pas d’ordre chronologique. Elle y parle à peu près de tout : de la nature, des gens, des divinités, des choses de la vie concrète et de la vie spirituelle. Plus que ce dont elle parle, c’est son style souple et coloré qui lui vaut sa réputation littéraire. Entre des descriptions et des tableaux de la vie de cour, des scènes et des portraits, Sei Shônagon glisse des « séries » originales où elle énumère les noms de montagnes, de plaines, d’arbres, de marchés, d’édifices… ou désigne des « Choses désolantes », « Choses détestables », « Choses qui font battre le cœur », « Choses ravissantes »…
     

    Cela commence avec les saisons : « Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. » L’été, c’est la nuit ; l’automne, le soir ; l’hiver, le matin. Une des premières anecdotes touchantes concerne un chien et une vieille chatte – « L’Empereur avait accordé le cinquième rang à l’auguste chatte du palais. » Le chien Okinamaro, appelé par une gardienne qui voulait faire rentrer la chatte installée dans la véranda, s’élance sur elle, qui court se réfugier sur la poitrine de l’Empereur. Aussitôt le chien est chassé, banni, les dames de la cour s’en désolent. Quelques jours plus tard, des aboiements précèdent l’apparition d’un chien battu, tout enflé et tremblant – serait-ce Okinamaro ? La bête ne réagit pas à l’appel de son nom, jusqu’au moment où Sei Shônagon, en sa présence, exprime sa tristesse devant le sort cruel d’Okinamaro : le chien qui était couché se met à trembler et à verser des larmes, et montre enfin sa joie d’être accueilli et réconforté.
     

    Les relations entre dames d’honneur et autres courtisans offrent évidemment un large champ d’observation : détestables sont le visiteur qui reste trop longtemps, « un homme sans talent qui parle beaucoup, à tort et à travers, comme s’il savait des choses »,ou le moustique qui vient vous frôler le visage, la nuit. En revanche, des dents « bien noircies » (!) égaient le cœur, de même qu’un chat qui a le dos noir, et tout le reste blanc, ou encore un prédicateur à la figure agréable.
     

    Sei Shônagon adore les paysages de neige, déteste la pluie. Avec précision, cette dame qui aime le respect de l’étiquette, la distinction et les vêtements élégants dépeint les couleurs et la richesse des étoffes. Le violet est sa couleur préférée en été, presque chaque ton porte une appellation végétale : clou de girofle, cerisier, vigne, prunier rouge, aster, glycine, saule, feuille morte… Elle aime les couleurs claires et les tissus blancs portés par en dessous.
     

    Le spectacle de la cour, en particulier les jours de fête ou lors de cérémonies, l’inspire particulièrement : chaque groupe a son costume, selon son rang, sa fonction. On regarde des danses, on écoute des chants, l’œil de la dame de cour enregistre toutes les allées et venues – « Est-il rien qui soit comparable au cortège de l’Empereur quand il sort de son Palais ? » Dans l’hédonisme ambiant, ellle se soucie du beau plutôt que du bien.
     

    Il est une activité de cour qui l’emporte dans les Notes de chevet de Sei Shônagon : l’écriture poétique. Pas de jour sans que l’on reçoive un billet bien tourné auquel il convient d’apporter une réponse drôle ou astucieuse, pleine d’esprit. Elle est connue pour ses formulations originales, ses reparties, et les billets circulent entre gens de cour qui se les montrent, les commentent, les apprécient, s’en font l’écho. Sei Shônagon classe dans les « Choses qui rendent heureux » « du papier de Michinoku, du papier blanc, épais, de fantaisie, et même du papier ordinaire, s’il est blanc ou net. » Mais la dame d’honneur n’aime pas écrire n’importe quoi sur commande et l’Impératrice, attachée à son talent, la délivrera de toute obligation de ce genre. 
     

    Précieux témoignage d’une civilisation lointaine, Le Livre de Sei Shônagon nous apprend beaucoup sur les rituels de la vie de palais, ses catégories sociales, les rendez-vous galants, les rivalités, et aussi sur ses aspects concrets : les stores derrière lesquels on se dissimule, les coiffures, l’art de présenter les cadeaux… C’est dans ses notes plus intimes sur le vent, la tempête, les fleurs, les joies et les tristesses, et dans ses listes toutes simples mais évocatrices que réside son plus grand charme : « Choses qui gagnent à être peintes : Un pin. La lande en automne. Un village dans la montagne. Un sentier dans la montagne. La grue. Le cerf. Un paysage d’hiver, quand le froid est extrême. Un paysage d’été, au plus fort de la chaleur. »

     

     

  • L'argenterie

    « Marchant sur la pointe des pieds, j’ai enjambé les pièces d’argenterie alignées sur le sol pour prendre place sur le lit.

    - Ce sont des objets assez coûteux. On ne peut plus s’en procurer désormais.

    Il a fait demi-tour à sa chaise pour se tourner vers moi.
    - Vous croyez ? Il est vrai que pour ma mère, c’était très précieux.

    - Cela vaut le coup de les astiquer. Plus on le fait soigneusement, plus c’est gratifiant.

    - Comment ça, gratifiant ?

    - La pellicule d’ancienneté dont ils étaient recouverts s’en va peu à peu et le brillant revient. Pas un éclat perçant, une lumière beaucoup plus discrète, sage et solitaire. Quand on les prend, on a l’impression de prendre la lumière elle-même. Et je m’aperçois qu’ils me racontent quelque chose. Alors j’ai envie de les caresser.

    - Jamais je n’aurais pensé que le brillant de l’argent pouvait faire cet effet-là.

    J’ai regardé le chiffon bleu foncé en bouchon sur la table. Il ouvrait et refermait ses doigts comme pour détendre ses mains. »

     

    Yoko Ogawa, Cristallisation secrète 

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  • L'île de l'oubli

    Cristallisation secrète, un roman de Yoko Ogawa récemment traduit par Marie-Rose Makino, date de 1994. La romancière japonaise situe l’action sur une île, l’île des disparitions – « Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier ». La narratrice, qui écrit des romans, ne peut se figurer l’époque d’avant sa naissance que lui décrivait sa mère, quand « il y avait des choses en abondance ici ».  A chaque disparition, les choses s’effacent de la mémoire des insulaires au point que, très vite, leur nom même n’évoque plus rien pour eux. Sauf chez quelques-uns. Ainsi sa mère a longtemps caché dans les tiroirs d’une vieille commode un ruban, un grelot, une émeraude, un timbre, du parfum, qu'elle lui montrait en racontant leur usage autrefois.

     

     

    Après avoir perdu sa mère, son père, puis sa nourrice, la jeune romancière a appris à vivre seule dans sa maison. Un matin, les oiseaux disparaissent. Tous ceux qui en possédaient chez eux ouvrent spontanément leurs cages et le lendemain, la police secrète débarque chez elle pour vider le bureau de son père ornithologue, éliminer toute trace de ce qui concerne les oiseaux. Dans sa vie, deux personnes comptent vraiment : le grand-père, un ancien mécanicien du ferry, le mari de la nourrice, qui réside à bord du vieux ferry rouillé amarré au port – il n’y a plus de ferry sur l’île depuis longtemps – et R, son éditeur, à qui elle montre régulièrement ce qu’elle écrit. C’est en se rendant chez lui qu’elle croise pour la troisième fois depuis le début du mois les traqueurs de souvenirs, ceux qui arrêtent les gens qui ont trop de mémoire, comme sa mère, emmenée il y a quinze ans. Ces policiers débusquent leurs cachettes, les repèrent même par « décryptage des gènes », selon la rumeur, et les embarquent on ne sait où dans des camions bâchés.

     

    Son roman en cours conte l’histoire d’une dactylographe qui perd sa voix, enfermée dans une tour, emprisonnée par son amant. Un jour, la romancière reçoit la visite inattendue de la famille Inui : sa mère leur avait confié quelques-unes de ses sculptures ; comme ils craignent d’être arrêtés, ils les lui rapportent. Elle ne sait pas encore qu’elles possèdent un secret. Un autre jour, les roses disparaissent, leurs pétales jonchent la rivière. Quand elle court à la roseraie, elle découvre un cimetière
    de tiges sans fleurs, le vent les a toutes emportées.

     

    « … C’est sans doute parce que vous écrivez des romans que vous allez
    trop loin, euh, comment dire, peut-être que vous pensez des choses un peu extravagantes ? »
    répond le grand-père quand la jeune femme s’inquiète du sort de l’île. Dans son roman en cours, la dactylo a perdu sa voix depuis trois mois. Dans sa vie, c’est l’avenir de R qui pose problème : il se souvient de tout, comme sa mère auparavant, or les traqueurs de souvenirs sont de plus en plus actifs et brutaux. Avec le grand-père du ferry, la romancière aménage une cachette dans le sous-sol de sa maison, à laquelle on n’accède que par une trappe dissimulée sous un tapis. R accepte avec reconnaissance de s’y cacher et sa femme enceinte retourne vivre chez ses parents.

     

    Cristallisation secrète est un récit fantastique sur la mémoire et l’oubli, sur la résistance de quelques-uns au pouvoir totalitaire. Ce qui est troublant, c’est que les uns et les autres ne semblent pas choisir de se souvenir ou d’oublier, mais retiennent ou non la trace des choses en eux. Encouragés par l’éditeur, ses amis vont essayer de résister à l’érosion des souvenirs – « Vous croyez sans doute qu’à chaque disparition le souvenir s’efface, mais en réalité ce n’est pas cela. Il est seulement en train de flotter au fond d’une eau où la lumière n’arrive pas. C’est pourquoi
    il suffit d’oser plonger la main au fond pour arriver peut-être à toucher quelque chose. Que l’on ramène à la lumière. C’est insupportable pour moi de regarder sans rien dire votre cœur s’épuiser. »

     

    Mais de disparition en disparition, le trio est confronté aux aspects pratiques du secret et de la cohabitation – à la suite d’un tremblement de terre, le grand-père est venu les rejoindre –, à la pénurie qui s’installe peu à peu sur l’île, à la police secrète de plus en plus inquisitrice. Pourront-ils préserver cette vie solidaire et clandestine ? faire face
    à la disparition des photographies ? des romans ? des corps mêmes ?

     

     

    Yoko Ogawa, attentive aux gestes quotidiens, au concret, au langage des corps qui occupent une part essentielle dans son œuvre, prend place avec ce roman aux côtés des anti-utopistes (Huxley, Orwell, Bradbury). Son univers poétique éclaire de façon très délicate les liens qui se tissent entre les êtres, même au cœur d’un drame qui prive les personnages de leur passé et, peut-être bientôt, de leur avenir.

  • Messager du sommeil

    « Tout le monde avait un messager du sommeil. Dans la journée, il se retirait quelque part au fond d’une forêt lointaine d’où il sortait la nuit pour visiter son maître. Et il frappait sur les osselets au fond de nos tympans. En entendant ce signal, les gens tombaient dans le sommeil. Le messager remplissait fidèlement sa mission. Qu’il neige ou qu’il vente, il réitérait ses visites sans se reposer. Mais un jour il s’affaiblissait. Il restait de plus en plus souvent anéanti dans sa petite cabane entourée de conifères. Toutefois, il n’oubliait pas ses visites. Il partait, même en rampant. Un après-midi, à l’abri des regards, le messager rendait son dernier soupir. C’était la mort… Voici ce que je pensais. »

    Yoko Ogawa, Les ovaires de la poétesse in Les paupières

     

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    André Brunin, La sieste (détail)

  • Ogawa la sensitive

    En lisant Les paupières de Yoko Ogawa, on reconnaît l’univers de La Marche de Mina ou de La Formule préférée du professeur, entre autres romans de cette romancière japonaise. Fermer les yeux, s’endormir, ouvrir les yeux, observer – le corps et l’appréhension du monde et des autres par tous les sens, voilà le fil conducteur des huit nouvelles de ce recueil au titre tout à fait approprié.
    Des récits à la première personne.
     

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    Nu de Foujita


    C’est difficile de dormir en avion rapproche une jeune femme qui se rend à Vienne et un homme d’une trentaine d’années. En manque de sommeil, dérangée d’abord par son voisin, elle l’écoute ensuite avec intérêt : il ne travaille jamais à bord d’un avion où il sent comme dans un « labyrinthe temporel » « Il n’y a qu’à rester immobile, les yeux fermés, en attendant d’arriver à la sortie, sans se laisser distraire par les réalités terrestres, comme les dossiers ou les documents. » Lorsque elle lui confie ses difficultés à s’endormir, il lui explique comment « dans l’obscurité se déroule le récit qui (le) conduit au sommeil. » Pour lui, c’est l’étrange rencontre, un jour, avec une vieille dame viennoise dans l’avion qui la ramenait du Japon. Elle s’y était rendue sur la tombe d’un homme à qui elle écrivait depuis trente ans et dont elle avait une photo. En se rendant chez lui, elle avait compris que ses lettres étaient mensongères et même la photo (celle d’un acteur). La vieille dame, jamais mariée, tenait un commerce de tissus. Mais son allergie aux crevettes avait bouleversé la fin du voyage. Une fois cette histoire terminée, vient le moment pour les deux voyageurs de fermer les yeux.

     

    Une autre vieille femme, dans L’art de cultiver les légumes chinois, fait du porte à porte pour vendre ses légumes, par nécessité. La narratrice, celle qui lui ouvre sa porte, s’étonne du vernis rose sur les ongles de ses mains ridées et brûlées par le soleil, alors que le visage ne porte aucun maquillage. La vieille insiste tellement qu’elle lui achète quelque chose. En prime, elle reçoit des graines d’un légume chinois assez rare à faire pousser à l’intérieur et à l’ombre. Au bout d’une semaine apparaissent des pousses, puis les légumes grandissent à vue d’œil, quoique frêles comme des nouilles. L’acheteuse et son mari hésitent à en manger. Une nuit, ils se rendent compte que les légumes brillent, quasi phosphorescents, « comme si leur corps couleur crème déteignait tranquillement dans l’obscurité. » Comme la première nouvelle, celle-ci débouche sur une enquête et sur un mystère.

     

    Ogawa aime mettre en contact des générations différentes. La nouvelle éponyme, Les Paupières, montre une jeune fille de quinze ans si sensible à la vue d’un homme mûr qui saigne du nez à la suite d’une chute, en pleine ville, qu’elle sort son mouchoir pour lui essuyer la figure. Il n’est pas du tout ivre, comme l’ont vite supposé d’autres passants, et elle l’accompagne chez lui, dans sa toute petite maison sur l’île où on se rend avec le ferry. Ils sympathisent. Chaque fois qu’elle est censée se rendre au cours de natation, qu’elle n’aime pas, la jeune fille se rend avec son sac de bain chez N qui lui montre son hamster. Un jour, il l’invite au restaurant, lui raconte comment autrefois il est tombé amoureux d’une violoniste qu’il adorait regarder jouer : « La forme de
    ses paupières, alors, était belle. Elles dessinaient une courbe parfaite. Comme
    les tiennes. »
    « Je n’avais jamais fait attention à mes paupières. Je ne savais même pas qu’elles avaient une forme. Je clignai des yeux. » Avant de rentrer chez elle, elle prend une douche pour mouiller son maillot de bain et ses cheveux, devant lui. Jusqu’au jour où l’homme se fait arrêter.

     

    Le cours de cuisine - une grosse dame donne des leçons à une seule élève dans sa vieille maison tourne presque au fantastique avec l’arrivée d’ouvriers qui proposent le nettoyage des canalisations. Moins inquiétant, tout de même, que La collection d’odeurs, le récit suivant. Un homme est tombé amoureux d’une jeune fille qui a pour passe-temps « de rassembler toutes les odeurs du monde ». Partout, elle prélève des échantillons qu’elle enferme dans des pochettes en plastique, puis dans des bocaux, chez elle, qui s’accumulent, soigneusement étiquetés, sur des étagères. Il adore que cette collectionneuse particulière le coiffe ou qu’elle lui coupe les ongles.
    Un soir où elle tarde à rentrer, il regarde de plus près les flacons de verre posés sur l’étagère la plus élevée et y fait des découvertes surprenantes, pour ne pas dire davantage.

     

    Backstroke conte l’étrange destin d’un garçon doué pour la natation et de sa sœur obsédée par les piscines. Les ovaires de la poétesse, l’histoire d’un séjour dans une ville étrangère dans le but premier de reconquérir un sommeil perdu. Un jour, une voyageuse insomniaque est invitée à visiter un musée méconnu, la maison d’une poétesse, gardée intacte par sa petite-fille. Dans Les jumeaux de l’avenue des Tilleuls, un écrivain rend visite en Autriche à Heinz, son traducteur allemand, qui vit avec son frère jumeau au quatrième étage d’un immeuble. En s’intéressant à l’histoire de leur vie et en découvrant qu’à la suite d’un accident, Heinz n’en est plus sorti depuis des années, l’écrivain décide de le prendre sur son dos et de l’emmener en promenade.

     

    Comment se passent nos rencontres, avec des inconnus ou avec ceux que nous croyons connaître ; comment les gestes parlent ou troublent ; comment nous occupons notre temps ou laissons le temps s’occuper de nous ; comment le passé affleure le présent ; comment les failles du quotidien s’ouvrent à l’irraisonné – voilà quelques thèmes qui reviennent dans les nouvelles apparemment simples et très « kinesthésiques » de Yoko Ogawa, une sensitive qui écrit au plus près des perceptions humaines.